Yes GALSEN
A la une International Société

DE LA DOUBLE DOMINATION, COLONIALE ET CAPITALISTE

Le célèbre écrivain martiniquais, Patrick Chamoiseau, est bien plus qu’un auteur renommé. Dans cette discussion, avec Barbara Jean-Elie dans « A coeur ouvert », il partage ses réflexions sur sa vie en tant qu’écrivain, travailleur social et figure politique. Tout en explorant le besoin de transcender l’angoisse existentielle par le biais de l’art, Chamoiseau évoque son engagement politique en faveur de la reconnaissance des peuples de la Caraïbe et des Amériques.

Sublimer l’angoisse existentielle par l’art

Pour Chamoiseau, le bonheur chez un être humain ne peut être un état permanent. Il considère le bonheur comme des instants précieux que l’on s’efforce d’agrandir autant que possible. Cependant, il estime que donner un sens à sa vie est tout aussi crucial. Pour lui, l’activité artistique et le fait d’être un créateur jouent un rôle essentiel dans la sublimation de l’angoisse existentielle qui accompagne chaque être humain.

Engagement politique et conscience élargie

Patrick Chamoiseau ne se limite pas à son rôle d’écrivain. Il a également été un travailleur social, s’occupant de jeunes en situation difficile. Cette expérience a contribué à développer une conscience élargie, l’amenant à explorer en profondeur l’histoire de la Martinique et les réalités anthropologiques des Caraïbes. Cette acuité l’a conduit à s’engager politiquement, bien qu’il précise qu’il est un intellectuel politique et non un politicien.

La reconnaissance des peuples de la Caraïbe et des Amériques

Chamoiseau souligne l’importance de la reconnaissance des peuples de la Caraïbe et des Amériques, des nations uniques et inédites. Son travail est à la fois une préoccupation esthétique, éthique et politique, dans laquelle l’idée politique est intrinsèquement liée à l’éthique et à l’esthétique.

Les manifestes et le projet global

L’auteur du roman primé au Goncourt 1992 « Texaco » a publié plusieurs ouvrages majeurs avec une dimension politique importante dont « Écrire en pays dominé » et « L’éloge de la créolité ». Il a également été journaliste, tenant une rubrique culturelle intitulée « Une semaine en pays dominé ». Cette préoccupation politique découle de sa prise de conscience précoce de la richesse esthétique des réalités anthropologiques complexes et nouvelles qui n’étaient pas encore reconnues politiquement.

« Faire Pays » : Une dimension éminemment politique

En 2000, le Parti Communiste Martiniquais a publié le « Manifeste pour un projet global », signé par Gérard Delvert, Édouard Glissant, Bertène Juminer et Patrick Chamoiseau. Ce manifeste visait déjà à refonder les outre-mer. Chamoiseau revient sur ce même concept dans son dernier texte, « Faire Pays », soulignant la nécessité de trouver de nouveaux concepts pour résister à la nouvelle réalité de l’outre-mer.

Chamoiseau conclut en expliquant que le monde a considérablement évolué depuis l’an 2000. Aujourd’hui, il estime que la meilleure manière d’être utile à son pays est d’alimenter le débat politique avec des idées basées sur l’imaginaire de la relation, mettant en lumière l’interdépendance entre les cultures et les civilisations. Pour lui, une déclaration pertinente ne serait pas une déclaration d’indépendance, mais plutôt une déclaration d’interdépendance.

Responsabilisation pour sortir de la domination

Patrick Chamoiseau analyse la complexité de la situation actuelle, caractérisée par une double domination. D’une part, persiste l’archaïsme colonial dans les mentalités des territoires d’Outre-mer. D’autre part, l’imaginaire capitaliste s’impose, avec son culte de l’argent, de la compétition et de l’individualisme. Cette combinaison postcoloniale ou néocoloniale associée au capitalisme crée, selon Chamoiseau, une situation qu’il qualifie de « monstre d’Outre-mer ».

Pour sortir de cette situation, Chamoiseau plaide en faveur de la responsabilisation. Il fait l’éloge de la responsabilité, expliquant qu’il s’agit de donner aux peuples d’Outre-mer un pouvoir de décision sur les grandes réformes qui affectent leur vie. Depuis 1946, les décisions importantes échappent en grande partie à ces territoires, ce qui a engendré des illusions successives. D’abord, l’illusion de l’assimilation, puis celle de la décentralisation. Enfin, une illusion plus récente, qui consiste à placer les territoires d’Outre-mer dans un cadre de déresponsabilisation collective, avec la possibilité de réclamer des habilitations et des compétences.

L’Appel de Fort-de-France : Une étape cruciale

L’Appel de Fort-de-France est pour Chamoiseau un événement politique majeur. Il marque la fin de l’illusion de la responsabilité en tant qu’option. Plusieurs grands responsables politiques et élus s’unissent dans une unanimité rare pour réclamer davantage de pouvoir et de responsabilisation. Cette unanimité souligne l’urgence de la situation et la nécessité de comprendre pourquoi les réformes précédentes n’ont pas abouti.

Chamoiseau estime que la proposition de « Faire Pays » repose sur l’idée que les peuples d’Outre-mer sont des nations avec une histoire, une culture, une identité, et un désir profond de décider de leur propre destin. Cette prise de conscience de la durée historique et de la conscience identitaire est ce qui, selon lui, peut être le moteur du changement. Il conclut en insistant sur la nécessité de comprendre cette dynamique pour espérer dépasser les obstacles systémiques qui persistent depuis des décennies.

Vers la reconnaissance des peuples sans État

Patrick Chamoiseau évoque un changement d’approche par rapport à l’imaginaire des années 50, où la conscience nationale était souvent associée à la revendication d’un État souverain, avec ses frontières et ses symboles nationaux. Dans le monde contemporain, marqué par l’interdépendance, Chamoiseau reconnaît que l’idée de drapeaux nationaux peut persister, même dans un cadre d’interdépendance. En tant qu’indépendantiste, il exprime le désir de voir le drapeau de la Martinique reconnu.

Cependant, Chamoiseau propose une catégorie juridique alternative : celle de « pays ». Il estime que la reconnaissance des peuples en tant que nations peut se faire sans nécessairement aboutir à la création immédiate d’États souverains. Il souligne que de nombreux peuples dans le monde vivent sans État souverain et participent à l’intelligence collective mondiale. Il cite l’exemple des Kanaks et d’autres peuples qui ont conservé une vision atavique, inspirée des années 50.

La spécificité des peuples d’Outre-mer réside dans leur composition complexe, résultant de la colonisation et de l’immigration. Cette diversité rend leur situation unique. Dans le monde interdépendant d’aujourd’hui, Chamoiseau estime que les peuples puissants sont ceux qui peuvent mobiliser toutes leurs ressources géographiques, historiques, et culturelles. Cela nécessite une responsabilisation collective et le développement de systèmes relationnels pour tirer parti de ces sources diverses.

Chamoiseau insiste sur l’importance de la responsabilisation collective, qui permettra aux peuples d’Outre-mer de développer leur intelligence collective et de mobiliser leurs ressources pour s’épanouir dans ce nouveau contexte mondial d’interdépendance.

Repenser la Constitution et la République

Patrick Chamoiseau souligne que la constitution française, datant de l’après-guerre, est obsolète dans un monde de plus en plus interconnecté. Il critique la vision verticale de la République française, basée sur l’indivisibilité et l’unité linguistique, et propose une vision plus ouverte. Pour lui, il est envisageable d’avoir une République unique qui rassemble des pays et des peuples différents, fondée sur un pacte démocratique et républicain. Il insiste sur la nécessité de repenser ces notions pour l’avenir.

Responsabilité collective

Chamoiseau met en avant la responsabilité collective comme un élément essentiel pour sortir de la situation actuelle. Il estime que les peuples d’Outre-mer ont la responsabilité de conquérir davantage de compétences, d’habilitations et de pouvoir collectif. Cette responsabilisation doit les pousser à faire un bilan des grands défis qui se posent à eux et à voir s’ils sont véritablement responsables.

Méthode pour la responsabilisation collective

Pour Chamoiseau, la méthode pour parvenir à la responsabilisation collective consiste à soutenir toutes les demandes politiques dans le cadre juridique existant, en récupérant toutes les habilitations et compétences disponibles. Il s’agit d’obtenir un socle solide de pouvoirs. Cependant, il reconnaît que depuis 50 ans, cela n’a pas suffi, et il insiste sur le caractère systémique du problème.

Charte de pays et vision d’avenir

Chamoiseau propose de se battre pour que les Martiniquais puissent définir ce qu’il appelle le « pays Martinique » en élaborant une charte de pays. Cette charte permettrait de visualiser le pays que les générations futures souhaitent avoir dans les 15 à 20 ans à venir. Il estime que cela nécessite une responsabilisation collective optimale obtenue par les habilitations, tout en maintenant l’idée d’indépendance et d’une perspective nationaliste.

Il appelle à remettre en marche une pensée politique qui permette de sortir de l’impasse actuelle et de créer un avenir plus prometteur pour les peuples d’Outre-mer.

Hommage à Édouard Glissant et appel à l’action collective

En conclusion, Patrick Chamoiseau souhaite rendre hommage à Édouard Glissant, dont l’influence a été déterminante dans sa propre réflexion esthétique et politique. La notion centrale de « relation » qu’il a puisée chez Glissant a profondément marqué son travail, tant sur le plan esthétique que politique. Il invite tous les responsables culturels, politiques et ceux qui cherchent à comprendre la réalité complexe de la Caraïbe, des Amériques et du monde contemporain à lire l’œuvre de Glissant, particulièrement « La Poétique de la Relation ». Pour Chamoiseau, cette notion de relation reflète la dynamique du monde contemporain, que nous devons affronter pour construire un avenir meilleur.

Chamoiseau conclut en exprimant son espoir que, dans les années à venir, avant que les catastrophes liées à la transition climatique ne nous affectent irrémédiablement, il y aura un véritable élan de responsabilisation collective. Il appelle à sortir des contraintes politiciennes pour repenser notre monde et mettre en place une politique culturelle qui projette notre pays dans le contexte mondial. Pour lui, il est urgent de faire progresser cette vision avant que les défis climatiques ne deviennent insurmontables.